dimanche, septembre 22, 2013

Antifragile (NN Taleb)


Livre passionnant dont je vous conseille la lecture.

Taleb se fait beaucoup d'ennemis parce qu'il dit du mal, en le justifiant par des arguments fondamentaux, des universitaires, des banquiers, des PDGs et des politiques. Mais il a fait fortune avec sa théorie, il s'en fout : il a de la «fuck you money».

Essayons de résumer :

Fragile : ce qui craint les événements inattendus

Robuste : ce qui est indifférent aux événements inattendus

Antifragile : ce qui profite des événements inattendus

Antifragile

Un exemple pour vous faire comprendre.

Une espèce animale est antifragile : les événements inattendus (à condition de ne pas faire disparaître l'espèce entière) tuent les membres les plus faibles, seuls les plus forts transmettent leurs gènes, et renforcent l'espèce.

A partir de ce premier exemple, vous comprenez mieux les caractéristiques d'un système antifragile :

> les sous-systèmes doivent être diversifiés, de manière à ce qu'il y ait toujours des sous-systèmes qui profitent des événements inattendus

> il doit y avoir un mécanisme de mise à mort des sous-systèmes frappés négativement par les événements inattendus

> la volatilité, à condition qu'elle soit raisonnable, apporte de l'information.

Le secret philosophique de l'antifragilité est de ne pas essayer de prévoir les événements inattendus, qui sont par définition imprévisibles (le fragile s'épuise dans les prévisions vaines, les plans stratégiques, les gros rapports de prospective, d'où les krachs, les catastrophes, les chutes du mur de Berlin, les faillites etc.), mais de travailler la robustesse et l'antifragilité, qui, elles, sont mesurables.

Le secret pratique est l'optionalité et l'asymétrie : toujours avoir plusieurs fers aux feux avec des pertes potentielles limitées et des gains potentiels très grands, voire illimités. Par exemple, pour Taleb, un loyer HLM est une option cachée dont vous ne payez pas le prix : suivant l'état du marché, vous avez l'option de devenir propriétaire.

Il préconise la règle du 90/10 : 90 % très sûr, 10 % très risqué. Pas de 100 % de risque moyen, exposé aux catastrophes.

Quelques exemples : un portefeuille avec 90 % de cash et 10 % d'options très risquées. Au pire, vous perdez 10 %, mais au mieux vous pouvez gagner 30, 40,50 %. Autre exemple : les écrivains fonctionnaires, comme Stendhal, Claudel ou Saint John Perse. La littérature procure un revenu très aléatoire mais qui peut faire une fortune, et le revenu de fonctionnaire assure une base insumersible, succès littéraire ou non. Exemple marrant pour les relations de bureau : ne pas critiquer un collègue que vous n'aimez pas, c'est la solution moyenne qui n'a que des inconvénients. Adoptez le 90/10 : soit vous ne pouvez rien (90 % du temps), et vous la fermez et êtes très gentil mais si une occasion se présente (10 % du temps), frappez le avec une pelle et coulez le dans le béton.

Ne pas réprimer la volatilité, elle porte des informations. Réprimer la volatilité, c'est s'exposer à une catastrophe à cause de tous les micro-signaux qu'on a empêchés d'émerger et de tous les mictro-ajustements qu'on n'a pas faits. (Taleb défend les traders et les spéculateurs, qui jouent avec leur argent, avec cet argument de la nécessité de la spéculation comme source de bienfaisante volatilité, en revanche, il déteste les banquiers qui jouent avec l'argent des autres, ne comprennent rien et sont des «empty suits»).

Taleb utilise l'image de deux frères : l'un bureaucrate dans une banque, l'autre taxi. Pour le banquier, la volatilité est écrasée, son revenu est régulier, les micro-signaux s'accumulent dans son dossier et le jour où arrive le plan de licenciement, il est choisi pour être foutu dehors et c'est la catastrophe. Le frère taxi est exposé à la volatilité, il reçoit sans cesse des signaux, moins de courses, moins de clients, auxquels il est obligé de s'adapter, mais de ce fait même, il ne craint pas la catastrophe. Il est même antifragile, exposé à un événement positif, comme une cliente qui lui demande un Paris-Nice parce qu'un volcan finlandais fait des siennes.

Une fois que vous avez bien assimilé les notions que manie Taleb, la transposition dans différents domaines est aisée :

> économie. Taleb est un libéral. Il faut laisser s'exprimer la diversité, l'optionalité et les échecs. Il demande qu'on élève une statue aux entrepreneurs ayant échoué car ils ont apporté de l'information sur ce qu'il ne fallait pas faire. Les systèmes d'économie dirigée à la française, type Sarkozy-Hollande, sont fragiles au possible, exposés à toutes les catastrophes. Taleb déteste la dette (notamment étatique), qui est une source majeure de fragilité (comme je crois qu'on ne tardera pas à le constater en France). Taleb lui préfère le capital, source d'antifragilité.

> politique. Il admire la Suisse, avec son système de communes et de cantons divers et pratiquement pas de gouvernement central (jusqu'à récemment, changement qui pourrait sonner le glas de la Suisse). Pour lui, ce système politique antifragile est la source de la prospérité suisse.

Il pose la question de la Suède et de la France, qui semblent des systèmes étatisés qui ont réussi, contredisant sa théorie.

On s'aperçoit que beaucoup de choses en Suède se traitent au niveau local. Quant à la France, Taleb pense que l'étatisation n'est que de façade jusqu'en 1960, que, jusqu'à cette date, une grande diversité antifragile est préservée malgré les consignes jacobines de Paris. Je le rejoins assez.

Encore un mot sur la France, de moi cette fois, non de Taleb. L'Ancien Régime avec sa diversité baroque était extrêmement robuste, comme l'a prouvé l'histoire de Jeanne d'Arc.

Inversement, l'effondrement de l'Etat en 1940 montre assez la fragilité du jacobinisme, coupez la tète et le reste s'effondre. A l'aune des notions maniées par Taleb, on comprend la profondeur des phrases de Jean Dutourd «Sous l'Ancien Régime, ils pouvaient arriver que les Français soient maheureux, mais la France n'était pas menacée. Depuis la révolution, c'est le contraire : il peut arriver que les Français soient heureux, mais la France est sans cesse en danger».

On en conclut que le système français, à cause de sa rigidité, va droit à la catastrophe, ce que d'autres signaux nous disent également.

Fidèle à sa théorie, il conseille d'introduire de la volatilité en politique en tirant certains postes au sort. Les Anciens pratiquaient ainsi et ont duré (m'étonnerait que La France jacobine dure aussi longtemps que Rome).

Il ne parle guère de l'UERSS bruxelloise, mais il est facile de deviner ce qu'il en pense.

> technologie. La flèche Recherche fondamentale ⇒ Recherche appliquée est pure foutaise du point de vue de Taleb et il a bien raison. C'est juste un moyen pour les universitaires et les fonctionnaires du CNRS de se faire mousser. La vérité, c'est que la plupart des inventions proviennent de bricoleurs de génie et que la théorie est venue ensuite. Il compare la technologie à la cuisine : aucun grand plat n'est venu de l'application d'une théorie du goût, même pas celle de Brillat-Savarin.

Vous devinez que Taleb est un grand partisan de l'empirisme : mieux vaut que ça marche sans qu'on comprenne pourquoi plutôt que d'avoir une belle théorie et que ça ne marche pas. Il va plus loin : il considère qu'avoir une théorie a-priori est un frein au progrès, d'où sa défiance de la recherche fondamentale pour ensuite l'appliquer.

Il faut faire de la recherche par goût du savoir, rien d'autre.

Taleb dresse une liste étonnante de clergymen anglais qui, ayant des loisirs et un hobby, ont fait des découvertes scientifiques.

Taleb n'est pas opposé aux études supérieures, pour faire des honnêtes hommes. Mais si c'est pour enrichir le pays ou faire des découvertes, c'est pure illusion : la richesse ne vient pas des universités, ce sont les universités qui sont un luxe né de la richesse.

Il estime vouée à l'échec la stratégie de certains pays pétroliers d'utiliser l'argent du pétrole pour améliorer le niveau d'études de la population afin de préparer l'après-pétrole. Ce dont ces populations ont besoin et qui leur manque cruellement pour créer une prospérité sans pétrole, c'est de stress.

> médecine. Là, c'est un cas flagrant d'antifragilité. A partie du XVIIIème siècle, le pragmatisme des médecins, souvent libéraux politiquement, profite des catastrophes pour améliorer la médecine. Peu de théorie, beaucoup de pratique. Auparavant, la théorie des humeurs, avec la saignée, a beaucoup tué.

> droit. Taleb fait la même distinction que Bruno Leoni entre la jurisprudence, faite d'en bas, de multiples cas, et la législation décidée d'en haut par de grands savants. Inutile que je précise laquelle est fragile, laquelle est robuste, voire antifragile.

> éducation. Les «soccer moms», les mamans-poules, sont des désastres éducatifs. En supprimant l'incertitude et la surprise dans la vie de leurs bambins, c'est-à-dire la volatilité, elle les empêchent d'apprendre par l'expérience, par l'essai et l'erreur, et préparent la grande catastrophe d'enfants inaptes à la vraie vie (le moins que l'on puisse dire, c'est que les femmes ne semblent pas douées pour l'éducation). Même chose pour les parcours universitaires. Taleb recommande de bosser juste ce qu'il faut pour avoir le chiffon de papier et de mettre son énergie dans l'autoapprentissage, le grignotage dynamique du flâneur motivé.

> entreprises. Inutile que je continue le sketch, vous avez compris. Il y a des boites fragiles et des boites antifragiles.

> guerre et diplomatie. Mieux vaut plein de petites guerres, façon Italie du XVème siècle, qui permettent les ajustements plutôt qu'une guerre mondiale catastrophique. Il remarque qu'on prend toujours la balkanisation en mauvaise part mais que des petits Etats en guerre perpétuelle sont moins dangereux que des grands empires qui s'affrontent deux fois par siècle.

Taleb baptise fragilistas les Bernanke, Greenspan, Obama, Hollande, Sarkozy et compagnie, PDGs, banquiers divers et variés, qui passent leur temps à ajouter de la fragilité au monde.

Small is beautiful

Si vous avez compris les effets de la non-linéarité, vous comprendrez facilement que recevoir un caillou d'un kilo sur la tête, ce n'est pas la même chose que de recevoir 1000 grains de sable de 1 g.

La France ne sera jamais la Suisse ou Singapour car un grand Etat, ce n'est pas un petit Etat en plus grand. Il y a des effets non-linéaires. Certaines mesures absurdes ne seront jamais prises à Singapour parce que les gens se connaissent, même le plus haut dirigeant n'est jamais très éloigné de la base, le pays n'est pas assez grand. En France, au contraire, vu du sommet, les gens ne sont que des statistiques et les technocrates peuvent prendre des mesures absurdes qu'ils n'oseraient pas assumer devant leur boulangère.

Taleb n'est que moyennement convaincu par les économies d'échelle. Il pense que plus les entités, Etats ou entreprises, sont grosses, plus elles manquent de souplesse pour éviter les conséquences néfastes des cygnes noirs négatifs ou saisir les cygnes noirs positifs. Le taux d'échec ahurissant des fusions-acquisitions (qui ne continuent à se faire que pour flatter l'ego des dirigeants) valide ce point de vue.

Taleb n'aime pas l'optimisation. Il a la dent dure contre les optimisations et la chasse aux redondances. L'optimisation prépare les organisations à vivre dans un monde linéaire et nominal alors que le vrai monde est tout sauf linéaire et nominal. Les redondances permettent d'encaisser un choc ou de saisir une occasion.

Taleb pose une question intéressante : pourquoi le Crystal Palace et la Tour Eiffel ont-ils été construits dans les délais alors que tous les projets de génie civil du XXIème siècle sont en retard, voire très en retard ?

La réponse simple est : parce que nos prédécesseurs étaient plus intelligents. Ils comprenaient la supériorité du bricolage sur la planification et l'utilité des redondances. Et aussi, à notre décharge, le rapport risque/complexité n'est pas linéaire : les risques augmentent plus vite que la complexité. D'où la nécessité de bien comprendre que les redondances et les marges ne sont pas un luxe mais une nécessité (il semble que ceux qui ont fait les plannings de l'A380 et du 787 l'ignoraient).

Vieux, c'est mieux

Taleb est un conservateur dans l'âme.

Le temps est un maître terrible, un destructeur implacable, le générateur de volatilité par excellence.

Ce qui a résisté à l'épreuve du temps mérite le respect, par le simple fait de sa résistance, même si le rationalisme naïf ne comprend pas pourquoi cela a résisté, même si les très surfaites Lumières baptisent cela «gothique» avec un air dégouté. Pas besoin de comprendre pour respecter.

Dans le domaine des choses non-périssables (désolé, ça ne marche pas pour les tomates et les humains), le fait d'avoir duré augmente la probabilité de durer encore.

Bien sûr, il arrive que des choses très vieilles, comme l'empire austro-hongrois, disparaissent, mais on raisonne en probabilité. Les vieilles choses ont plus de chances de survivre que les jeunes.

On surestime la robustesse de la nouveauté. Taleb ne nie pas la possibilité d'innovation, mais il la remet à sa place.

Une règle «à la grosse» : la probabilité est de durer autant que cela a duré. Plus on a de passé derrière soi, plus on a de futur devant.

La Bible existe depuis 3000 ans, elle durera encore bien 3000 ans. Harry Potter a 20 ans, il durera peut-être encore 20 ans.

Le christianisme et le judaïsme ont des millénaires derrière eux, beaucoup plus que les quelques siècles d'athéisme militant, il est donc probable que ces religions survivent à l'athéisme (on voit d'ailleurs déjà le phénomène en Israel, où les laïcs sont de plus en plus souvent mis en minorité par les religieux des deux bords, musulmans et juifs).

La voiture est là depuis un siècle, elle durera bien un siècle de plus. Vélib est là depuis dix ans, peut-être qu'il durera encore dix ans (les éoliennes, c'est pareil). Pareil pour le livre relié contre la liseuse électronique (je suis ravi que Taleb partage ma détestation des livres électroniques avec exactement mes arguments).

Les formes politiques des cités-Etats (Athènes, Venise, Singapour) ou des empires (Rome, Perse, Chine) sont beaucoup plus anciennes que les Etats-nations et les Etats-providence, il y a donc de bonnes chances que celles-ci vivent plus longtemps que celles-là.

Un domaine qui m'a touché au coeur : l'éducation. Vous voulez que vos enfants soient armés pour le futur ? Qu'ils lisent Homère, Sénèque, Montaigne, monuments qui ont tenu l'épreuve des siècles, et non pas la stupide littérature enfantine qui se périme plus vite qu'un programme politique (c'est dire !).

La beauté du raisonnement est qu'il est très économe d'hypothèses, il n'y a pas besoin de comprendre pourquoi telle chose a duré, plutôt que telle autre, pour en déduire qu'elle est plus robuste. Taleb reste cohérent : mieux vaut se concentrer sur la robustesse, la fragilité et l'antifragilité que sur les mécanismes et les prédictions.

Naturalisme

La nature étant la plus grosse usine à essais et erreurs, et qui dure depuis le plus longtemps, donc qui a largement prouvé sa robustesse et son antifragilité, on doit supposer que ce qui est naturel est bon jusqu'à ce que la preuve du contraire ait été apportée, parce qu'il y a un recul de plusieurs milliers d'années (mais cela ne signifie pas que la nature est parfaite).

Inversement, on  doit supposer que ce qui est humain est mauvais jusqu'à ce que la preuve de l'innocuité (qui suppose beaucoup de temps) ait été apportée, car le recul est minime, pas assez de mise à l'épreuve.

Vous comprenez que Taleb n'est pas un chaud partisan des OGMs.

Taleb est donc un  adepte du principe de précaution mais cohérent : nul doute que, pour lui, le «mariage pour tous» et le socialisme sont des expérimentations hasardeuses dont il aurait mieux valu se passer.

Il n'est pas non plus un fan des médecines «alternatives», car elles ont encore moins de résultats que la médecine scientifique, qu'il trouve cependant surestimée.

Dans chaque traitement médical, il y a un risque d'effet iatrogène (mal causé par le médecin), par définition inconnu (sinon, on l'éviterait), potentiellement dévastateur (voir l'affaire du Vioxx).

L'effet iatrogène est d'autant plus pernicieux qu'il peut se révéler à long terme alors que l'effet positif est immédiat (toujours le temps, la meilleure des mises à l'épreuve).

Puisque l'effet iatrogène est inconnu, Taleb propose de raisonner sur les effets positifs recherchés.

S'ils sont minimes, mieux vaut laisser faire la nature. Mieux vaut ne rien prendre pour passer de presque bien portant à totalement bien portant que de risquer un effet iatrogène.

C'est pourquoi Taleb rejette les statines, au bénéfice médical très douteux (mais gros bénéfices financiers pour les labos).

Inversement, si les effets positifs recherchés sont grands, comme passer de presque mort à encore un peu vivant, il faut mettre le paquet, effets secondaires ou pas.

C'est très différent du raisonnement rationaliste naïf, linéaire : «Effet secondaire néfaste : inconnu à ce jour, effet bénéfique : petit, rapport efficacité/risque : grand».

Nutrition

C'est le grand dada de Taleb et, comme pour le reste, il a un point de vue fort original (mais, vous allez voir, il garde toujours la cohérence de l'ensemble) :

> il suit les traditions alimentaires de l'Eglise orthodoxe. Cette alternance, au long de l'année, de jeûnes et de ripailles, validée empiriquement par la tradition, augmente la volatilité de son alimentation et renforce son corps.

> autant que faire ce peut, il mange et boit des choses qui ont un nom en Hébreu ou en Grec ancien. Etant descendant d'Hébreux et de Grecs, il suppose que son corps y est plus adapté qu'aux aliments modernes. Eau, vin, pas de soda, ni de jus. Des pommes acides, mais pas d'oranges. Pas de tabac. Pas de chocolat. Il avoue boire, quand même, du café.

Il ne parle pas des tomates et des pommes de terre, venues du Nouveau Monde.

Via negativa

La via negativa consiste, par opposition à la via positiva, à retirer plutôt qu'à ajouter.

Comme disait Saint-Exupéry, l'art est achevé quand il n'y plus rien à retirer, pas quand il n'y a plus rien à ajouter. Michel Ange disait la même chose.

Par exemple, chercher à savoir ce que Dieu n'est pas, plutôt que de définir ce qu'il est.

Chercher à ne pas être malheureux plutôt que chercher à être heureux.

La via negativa est économe, modeste et robuste.

Il est assez facile de faire la liste de ce qui vous rend malheureux et de retirer de votre vie un certain nombre de ces choses. Comme éteindre la radio et mettre la télé aux encombrants.

La via negativa s'inscrit dans la philosophie de Taleb dans la catégorie «l'homme ne peut pas tout prévoir» et doit donc être modeste.

Ethique

Les fragilistas sont anti-éthiques, des salauds : ils introduisent de la fragilité dont ils ne subissent pas les conséquences. L'éthique, c'est de ne pas être antifragile aux dépens des autres.

Le PDG qui coule sa boite à force d'avoir essayé de tout contrôler ne rendra pas les généreux bonus qu'il a touchés. Quand Jean-Marc Ayrault dit : «J'assume», qu'est-ce qu'il assume exactement ? Le risque de voir sa retraite payée jusqu'à sa mort par les moutontribuables ?

Les PDGs (qui touchent les stocks-options ou partent avec un bonus), les politiciens, les universitaires et les journalistes (sauf les reporters de guerre), qui parlent et influencent sans jamais subir les conséquences de leurs erreurs d'analyse ou de prévision («mieux vaut avoir tort avec Sartre ...»), les banquiers qui sont sauvés par l'argent du contribuable, sont antifragiles aux dépens des autres. Ce sont des salauds.

Taleb insiste sur le fait que la robustesse et l'antifragilité éthiques proviennent du fait que le décideur risque sa peau ou, au moins, sa chemise. C'est cohérent avec l'idée que je soutiens depuis des années : les banques doivent avoir une structure en commandite. Le dirigeant d'une banque qui la met en faillite doit être ruiné, à la rue. Ce n'est pas ce qu'on a vu jusqu'à maintenant.

Ne peut, fondamentalement, être éthique qu'un homme libre, c'est-à-dire, par exemple, pas fonctionnaire. La parole de Lawrence d'Arabie n'était pas fiable parce qu'il n'était pas libre, il était fonctionnaire de Sa Majesté. Provocateur, Taleb écrit qu'il fait plus confiance à un don de la mafia qui engage sa réputation qu'à un fonctionnaire !

Une société anonyme n'a ni honneur ni honte, c'est pourquoi Taleb préfère les artisans : eux, ce sont des hommes, accessibles aux sentiments humains. Il abhorre la manipulation mentale de la publicité (les pubs de tabac qui associent tabac et cow-boy, les pubs de voitures qui associent bagnoles et gonzesses ...). Il remarque que les artisans vivent surtout du bouche à oreille, d'où la règle heuristique suivante : tout ce qui a besoin de faire de la publicité pour vendre doit subir le soupçon de tromper le consommateur (Taleb, pas un grand fan de Coca-Cola !).

Morgan fait de bonnes voitures artisanales et aucune publicité.

Taleb est extrêmement méfiant de la collectivité, qui dilue la responsabilité et fournit des excuses aux comportements immoraux, «si je ne le fais pas, d'autres le feront», «je fais comme les autres». Il fait remarquer que, si tous les banquiers avaient subi le sort du banquier de la mafia, «suicidé» pour mauvaise gestion, ou si tous les patrons avaient reçu pour mauvaise gestion un à-payer symétrique de leur bonus pour bonne gestion, la crise aurait été moins grave. Les grosses organisations sont des machines à diluer  la responsabilité, par essence personnelle, au risque de mettre en péril l'ensemble.

Il évoque la décimation romaine : quand une légion avait failli, les Romains tuaient au hasard un légionnaire sur dix. Proportion assez forte pour inspirer la crainte, assez modérée pour ne pas affaiblir l'armée. Cette peine créait une saine solidarité entre les légionnaires et peu de désir de reculer. Elle n'y eut pas beaucoup d'occasions de l'appliquer.

Mais elle est une transformation de besoin collectif (une légion ne doit pas reculer) en responsabilité individuelle (si, moi, légionnaire Tartempionus, je recule, j'ai une chance sur dix de me faire zigouiller).

L'ultime traduction de l'antifragilité éthique est : «Ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu'on te fasse». Si les individus restent fragiles (c'est la condition humaine), la société devient antifragile.

Conclusion

Taleb embrasse un vaste ensemble de sujets. Par exemple, il estime que les religions sont une source de robustesse, voire d'antifragilité. En effet, une source majeure de fragilité est l'illusion que les hommes peuvent contrôler leur destin, faire des prévisions, c'est l'illusion technocratique. L'homme religieux qui s'en remet à la Providence a déjà une source de fragilité en moins.

Il a aussi un avis sur la condamnation à mort de Socrate, qu'il trouve justifiée.

D'une manière générale, il considère que les Anciens, à l'instar de Sénèque, avaient une notion intuitive de l'antifragilité totalement perdue par les modernes. Il voit la modernité comme le monde de l'illusion technocratique, donc de la fragilité, de l'exposition maximale à la catastrophe.

J'ai déjà dit que la haine du religieux, notamment du catholicisme, que portent les modernes (c'est flagrant avec le gouvernement Hollande) était une haine adolescente du Père et un fantasme de toute-puissance infantile. Mais cette haine peut aussi avoir comme source le sentiment inavoué de fragilité des modernes.

Une troisième guerre mondiale (que Taleb n'essaie pas de prévoir) détruisant 80 % de l'humanité n'aurait rien pour le surprendre.

Il préconise de priver les humains des moyens de faire des manipulations génétiques, d'utiliser l'atome et d'acheter des options financières. A chaque fois, les risques liés à la non-linéarité sont trop grands. On est dans un cas, toujous la sagesse des anciens, que les Grecs appelaient l'hubris (ὕβρις).

Il trouve que la volonté de l'homme moderne de vivre le plus longtemps possible à tout prix est une hérésie dont il faudra un jour payer le prix. Conformément à la sagesse classique, l'homme doit transmettre ses gènes, transmettre son savoir, être prêt à se sacrifier pour le groupe et mourir sans regrets.

C'est ainsi que l'humanité est antifragile.

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Nota : j'emploie beaucoup dans ce billet le mot diversité, mais ce n'est pas au sens de la bien-pensance. Il s'agit de diversité interne, et non d'une agression externe déguisée sous le nom de diversité. Le virus de la variole n'est pas de la diversité. C'est l'agent stressant qui permet de tester la robustesse du système, c'est différent, sachant que cet agent peut aussi le détruire.

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