mardi, février 14, 2012

Churchill est-il toujours vivant ?

Churchill est-il toujours vivant ?


Par François Kersaudy

TRIBUNE - L'historien François Kersaudy s'interroge sur le sens des nombreuses références au célèbre homme d'État britannique dans les discours politiques actuels.


Après quelques décennies d'oubli, Winston Churchill est de nouveau à la mode, au point d'apparaître périodiquement dans le discours politique à l'approche des élections. Bien sûr, la crise économique actuelle peut justifier que l'on promette «du sang, de la peine, des larmes et de la sueur», mais il est sans doute utile de rappeler quelques faits concernant sir Winston que le passage des ans a manifestement fait perdre de vue: le premier est qu'en 1938 Churchill était le politicien le plus haï d'Angleterre, notamment en raison de sa prise de position publique contre les accords de Munich ; à côté de cet électron libre dénoncé comme belliciste et irresponsable, notre actuel président ­paraîtrait immensément populaire.

Le second fait, étroitement lié au premier, est que Churchill se montrait remarquablement maladroit en politique intérieure: il changeait fréquemment de partis pour rester fidèle à ses idées, ne ­comprenait pas l'opinion publique et s'en désintéressait souverainement, tout en répétant sans ­relâche et sans artifices ses convictions les plus impopulaires. Son courage moral était impressionnant et frisait l'inconscience, surtout lorsqu'il allait vanter les mérites du Home Rule à Belfast ou la nécessité du réarmement devant une assemblée de pacifistes.

Quant au courage physique de cet inusable vétéran de cinq campagnes militaires, il ne peut se comparer chez nos hommes d'État qu'à celui d'un général qui refusait de se baisser devant la mitraille, ou à celui d'un ministre qui pénétrait dans une salle de classe piégée pour soustraire des écoliers à un déséquilibré.

Mais des deux côtés de la Manche, les exploits s'oublient vite, érodés par les sarcasmes, l'habileté et la soif de pouvoir de politiciens plus démagogues. C'est pourquoi le premier ministre de Grande-Bretagne en 1939 se nomme Neville Chamberlain, et il faudra quelques ­défaites militaires retentissantes, un vote de défiance aux Communes et le renoncement du très pacifique lord Halifax pour que Churchill accède au pouvoir le 10 mai 1940.

Ainsi, ce nouveau premier ministre n'a pas été élu, et n'a même pas été candidat à son poste: le roi l'a nommé par défaut, en quelque sorte… Ses ­discours immortels de l'été 1940 seront donc tout sauf électoraux: face à une invasion imminente, Churchill propose au peuple la résistance à outrance, quels qu'en soient les risques; son éloquence, inaudible en temps de paix, fait merveille en temps de guerre, et les opposants politiques deviennent moins hargneux devant la menace de l'anéantissement collectif.

Churchill aura donc une ample liberté de manœuvre au cours des cinq années suivantes, d'autant qu'il préside un gouvernement de coalition dans ­lequel les travaillistes Attlee et Bevin se chargent de gérer l'économie et d'assurer la paix sociale - autant de choses que Churchill ne sait pas faire…

«On ne gouverne bien qu'en temps de guerre», disait avec une ironie nos­talgique l'illustre chef du Gouvernement provisoire de la République française (GPRF). Churchill, lui aussi, aura du mal à gouverner lors de son retour au pouvoir, en 1951: c'est l'homme des tempêtes, la politique intérieure ne l'intéresse toujours pas, et il considère - sans doute à tort - qu'il n'a pas été élu pour s'occuper de la ration de macaronis.

Mais, à cette époque, comme à celle du Général, le pays reste maître de ses frontières, de sa monnaie, de ses fonctionnaires, de ses lois et de son économie, tandis que les dirigeants ne subissent pas encore les incertitudes de la mondialisation, le harcèlement des lobbys, les entraves du politiquement correct, la menace du fanatisme religieux, les outrances de l'antiracisme sélectif, les indignations factices des aspirants au pouvoir et les sarcasmes corrosifs des professionnels du dénigrement médiatisé.

Au début de 2012, un politicien animé de témérité churchillienne annoncerait sans doute à ses concitoyens: «L'intérêt supérieur de la France ne coïncidant pas avec l'intérêt immédiat de chaque Français, votre futur président sera incapable de vous faire rêver, de vous materner à vie, de garantir tous vos privilèges et avan­tages acquis, de vous permettre de gagner toujours plus en travaillant toujours moins, d'accueillir tous les damnés de la terre sans jamais rapatrier personne, d'enrichir les pauvres en faisant fuir les riches, de ­promouvoir des idéologies dépassées en ignorant l'Europe et le monde, de relancer la production et l'emploi en supprimant l'énergie nucléaire, d'alléger la dette en nommant toujours plus de fonctionnaires, et d'assurer la sécurité tout en excusant la délinquance.»

Après tout, la singularité du discours churchillien, n'est-ce pas de dire franchement au peuple tout ce qu'il ne veut pas entendre? Bien sûr, on peut aussi lui promettre de changer la vie ou de réenchanter le rêve, mais cela relève moins du courage churchillien que du verbiage mitterrandien.

François Kersaudy est l'auteur de «Le Monde selon Churchill. Sentences, confidences, prophéties et ­reparties», Tallandier, octobre 2011

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